Si j'étais Miss France
Moi, pour Noël, je voudrais que tous les petits enfants de la Terre soient heureux, et que tous les papas et toutes les mamans s'aiment de tout leur coeur, et que les gens arrêtent d'être méchants les uns envers les autres - ah, attendez... Je crois bien que je me suis transformé en Miss France, l'espace d'un instant... Remarquez, c'était plutôt agréable. J'ai tout de suite senti mon potentiel.
Ah, comme dirait mon titre, si j'étais Miss France... Le regard des gens changerait sur moi : les hommes seraient tous courtois avec moi, les femmes me jalouseraient, au lieu de cette (au moins) apparente indifférence des jeunes femmes qui ont peur qu'on les drague, alors que c'est exactement ce que j'ai dans la tête...
Si j'étais Miss France, les voitures s'arrêteraient pour me laisser traverser, oui, même à Paris; les robes m'iraient toutes à ravir; je ferais honneur, grâce à mes origines normandes, mon ruban autour du tronc et mon oeil torve, à mes cousines les vaches; j'embrasserais la sensation de pouvoir en me délectant des effets instantanés sur les hommes d'un bref passage de ma main dans mes cheveux; je pourrais poser nue, égratignant l'institution, et pouvoir ainsi passer pour une révolutionnaire, tout en continuant à voter à droite; je pourrais me tenir debout sur la scène, pour adouber avec dignité celle qui me succédera, et être vétéran à 22 ans.
Tout cela serait possible si j'étais Miss France. Mais je pense que cela n'intéresse pas grand monde. Soyons sérieux un instant, et penchons-nous sur les vrais problèmes, ceux qui intéressent réellement les gens. Que pourrais-je faire si j'étais une porte ?
Oui, allez-y, riez. Inutile de vous cacher derrière vos claviers encrassés - inutile de nier, je SAIS que vous ne le nettoyez jamais - je vous vois. Eh bien vous avez tort. C'est vrai, comme ça, le destin d'une porte ne vous paraît pas aussi grand que celui d'un Elvis ou d'une Jeanne d'Arc. Mais à votre avis, à combien de premiers baisers Elvis a-t-il assisté ? A mon avis, pas plus d'un... Enfin... Bon, d'accord, sans compter les premiers émois buccaux de toutes les fans dont il s'est vraisemblablement abreuvé. Mais Jeanne d'Arc ! Hein ? Qu'est-ce que vous pouvez me rétorquer sur Jeanne d'Arc, hmm ? Oui, pas grand chose. Alors maintenant, arrêtez de pouffer en vous étouffant avec vos Curly, et écoutez-moi. En plus, des Curly à cette heure-ci, franchement, vous êtes immondes.
Etre une porte, cela peut être grand. On n'est pas forcément au premier rang de l'actualité, d'accord; ça, c'est seulement pour une minorité de planches : l'entrée de l'Elysée, Matignon, Roland Garros, l'ascenceur de la tour Eiffel... Mais la sphère de la célébrité ne concentre pas en elle toute l'intensité du monde. Ainsi, ce sont les portes de palier qui assistent aux plus grands drames comme aux plus grandes joies. Combien de disputes définitives, combien de déclarations d'amour éternelles se sont faites face à un bois sensible dont la peinture a pu s'écailler d'émotion ?
De plus, être une porte ne se réduit pas à se contenter de la passivité du témoin. Il y a plusieurs façons d'être porte. Râleuse, par exemple: à chaque fois que quelqu'un passe, Paf ! On couine. Colérique : au premier coup de vent, Vlan ! On claque. Ou au contraire, médiateur : quelqu'un dit une saleté sur sa femme, dans la pièce d'à côté ? On arrondit les angles, on fait en sorte que ça marche, et on atténue le bruit grâce à une bonne isolation. On peut aussi se sentir gardien, responsable, maître des lieux : en été, quand les gens partent en vacances et laissent leur appartement à la merci d'une inquiète solitude, on peut gonfler son bois avec la chaleur, se grandir, et ainsi rassurer les plinthes d'une caresse plus ferme, plus protectrice.
Le rôle d'une porte est un rôle pivot. Alors ne sous-estimez plus votre porte. Chérissez-la, remerciez-la. Elle vous semble fatiguée ? Repeignez-la, graissez-la ; elle vous dira merci à sa façon : lorsque vous la passerez pour rentrer chez vous, et que votre main l'aura effleurée avec une affection directrice, elle se refermera dans une discrète glissade, dans un cliquetis apaisant qui dira "bienvenue chez toi".
Moi, pour noël, je ne voudrais pas de porte, puisque j'en ai déjà une et qu'elle se vexerait que je la remplace, mais je tenais à reparler de noël, sans quoi on aurait pu me dire que ce texte n'avait ni queue ni tête. Nous voilà sauvés - personne n'a dit que la tête et la queue devaient appartenir au même animal, hein.