Oui, oui, je sais, c'est un peu naïf d'écrire au Président. Mais je l'ai fait, et comme cette lettre ne sera sans doute pas lue là-bas, autant qu'elle le soit ici! C'est un peu pompeux et grave, mais en même temps, je l'ai écrite après avoir vu un reportage sur l'Iran...
"Monsieur le Président de la République,
Je suis un de vos électeurs. Une
goutte dans un océan, comme cette lettre. J’ai bien conscience de la futilité
de mon acte – qui peut croire, en écrivant au Président, qu’il sera lu, alors
même que des milliers de personnes ont peut-être eu la même idée au même
moment ?
J’ai tellement conscience de la
naïveté de mon geste que j’ai cru bon de me justifier auprès de ma fiancée
avant de vous écrire. Je suis obsédé par la lucidité, et l’idée que l’on puisse
penser que je perds mon temps sans m’en rendre compte me fait horreur.
Oui, sans doute que cette lettre
est inutile. Sans doute. Mais ce n’est pas complètement sûr… Et cela suffit à
me pousser à vous écrire.
Depuis deux semaines, j’entends,
chaque jour, des nouvelles de la situation en Iran. Chaque flash apporte son
lot d’informations improbables, que j’accepte sans mal malgré leur caractère
scandaleux, horrible, et ce grâce à la continuité des choses. La vie, dans
notre société, est ainsi : on entend une info terrible, on entend parler
de souffrance, et puis… Fin du journal. Et maintenant, vous retrouvez votre
rendez-vous, avec Nicolas Canteloup. Ah, la vie continue. Alors continuons,
nous aussi. Je continue donc.
Car que faire d’autre ? A
quoi bon se révolter contre l’inévitable ? Pourquoi descendre vociférer
dans la rue, au milieu de manifestants, des propos qui ne vont rien
changer ? Ca fait du bruit. Je hais les manifestants. Habitant sur le
boulevard Voltaire, je les connais bien, puisque je me trouve à mi-chemin de
leur parcours traditionnel. Je les entends arriver, je les entends sous ma
fenêtre, et je les entends repartir. Ca fait du bruit, et ça ne sert à rien. Je
les abhorre. Ma vie ne se passe pas trop mal, alors foutez-moi la paix.
Et puis, ce soir, je regarde
Envoyé Spécial. Reportage sur les pseudo-artisans fromagers des marchés de
Provence, dont la moitié nous arnaque. Je suis outré, et je me dis que ça va me
faire un sujet de conversation pour demain, quand j’irai dîner chez mes
parents.
Reportage suivant: une
journaliste s’est rendue une semaine en Iran, à partir du jour de l’élection,
le 12 juin. Ce que je vois m’intéresse, puis me captive, puis me glace. Des
innocents, des passants comme moi, qui ne sont même pas en train de manifester,
se ruent dans une boutique pour échapper à la milice. Des manifestants sont
attaqués par des types à motos munis de bâtons. La police ouvre le feu et
assassine des manifestants. Des miliciens pénètrent de nuit dans un campus pour
tout y saccager. L’un raconte avoir vu un milicien tuant un étudiant d’un coup
de hache dans le dos. D’un coup de hache dans le dos ! Des centaines
d’étudiants ont disparu. Un journaliste canadien raconte en avoir vu une
centaine à genoux, mains sur la tête, dans les sous-sols du ministère de
l’intérieur.
Je n’en crois pas mes yeux. Je
viens de voir, en vingt minutes, un remake simultané de la Nuit des morts-vivants, de
Brazil, de la Liste
de Schindler, de la Guerre
des Mondes et de Piège de Cristal. Hollywood a mis des années et des heures de
films pour rassembler autant d’horreur. Finalement, c’est tellement facile de
faire le mal, en vrai.
Le reportage se termine.
L’envoyée spéciale, revenue en France, nous explique qu’elle n’arrive plus à
joindre ses interlocuteurs du reportage. Que les téléphones portables sont
confisqués, car ils peuvent enregistrer des vidéos. Tous les journalistes ont
dû quitter le pays. Aujourd’hui, il peut se passer tout et n’importe quoi
là-bas, on ne le saura pas.
Quand je regarde un film de
guerre, sur l’occupation nazie par exemple, c’est généralement en noir et
blanc ; en tout cas, les protagonistes ne sont pas de mon temps. Quand je
vois des images de la situation en Irak, je vois des bédouins vivant dans des
bidonvilles avoir peur des attentats… Et je m’en fous. Tout ça est loin,
différent.
Mais là… Des jeunes qui surfent
sur internet comme moi, qui jouent de la guitare et du piano comme moi…
Traqués, frappés, séquestrés, tués par une Gestapo moderne, qui n’a pas été
démantelée avec la libération de la France.
Les miliciens n’ont pas été arrêtés par les G.I.. Ahmadinejad
ne s’est pas fait sauter dans son bunker. Ce film-là ne se termine pas
bien ! Nous sommes en plein dedans. A l’heure où nous commémorons nos
résistants, le débarquement, la libération… D’autres, des semblables, sont en
train de revivre cette occupation qui a tant marqué notre culture, notre
histoire… Et nous ne faisons rien. Je ne fais rien. Nous nous réjouissons,
vous, notre représentant, en tête, de la victoire du monde libre, alors même
qu’il est en train de perdre. Nous sommes schizophrènes…
Troisième reportage d’Envoyé
Spécial : la récolte du Safran. Ah bon. Une fois de plus, l’horreur est
terminée, et la vie reprend son cours. Mais au-dessus de ma salade de pâtes, je
suis incapable de passer à autre chose. J’ai déjà oublié qu’une heure plus tôt
je me scandalisais de toute mon âme contre les arnaqueurs du fromage. Je mange
des pâtes en apprenant d’une oreille distraite que le kilo de Safran vaut
35.000 dollars, au moment où des semblables, habillés, comme moi, dans une rue
comme la mienne, sont en train de se faire tuer à coups de hache. Je dois faire
quelque chose. Il faut faire quelque chose. Votre discours au congrès, que j’ai
suivi avec l’impression de vivre un moment solennel, Wimbledon, que j’ai suivi
toute la journée accroché à mon siège… Frédéric Mitterrand, Rama Yade, Elie
Domota… Mais tout cela devrait passer au second plan ! On devrait tout
arrêter, et ne s’occuper que d’arrêter Ahmadinejad et l’Ayatollah !
Que des gens meurent autour de
nous est quelque chose que j’ai intégré. Le destin tragique du monde n’a jamais
trouvé de prise sur moi. Pourtant, je considère objectivement que
l’indifférence est immorale, que je suis certainement un enfoiré de ne presque
jamais rien ressentir quand je dis non à un mendiant. J’accepte sans trop de
difficulté la culpabilité de bien vivre alors que d’autres ne vivent pas bien.
Ce manque de scrupules m’aide sans doute à ne pas succomber aux sirènes démagogiques
du Parti Socialiste. Mais là, pour la première fois, je le vis mal. Il n’y pas
de raison autre qu’égocentrique ; des gens qui me ressemblent souffrent,
ça me touche ; c’est minable, mais c’est comme ça. Je ne peux pas ne rien
faire. J’ai envie d’aller manifester, descendre dans la rue pour vociférer des
inutilités. De vous écrire pour vous demander de faire quelque chose.
Bien sûr que vous le savez, qu’il
faut faire quelque chose. Vous êtes certainement aussi choqué que moi et que
tous les autres qui ont pris le temps d’y penser. Et si vous n’avez encore rien
fait de visible à ce sujet, c’est sans doute que vous n’en avez pas les moyens.
Ou alors, vous préparez quelque chose sans pouvoir nous le dire… J’imagine que
si des gouvernements devaient préparer un coup d’état, ils n’iraient pas le
crier sur les toits.
Le simple fait que vous vous
rendiez compte qu’il faudrait faire quelque chose en Iran devrait suffire, en
théorie, à rendre ma lettre inutile. Pourquoi vous l’écris-je alors ? Je
vous l’ai écrite, parce que d’autres gestes anodins, par le passé, ont
contribué à changer les choses. Parce qu’il m’est impossible de détecter la
frontière entre inutilité et utilité. Il y a bien un moment où l’inutile
devient utile ! En posant une plume et une enclume des deux côtés d’une
balance, on se dit qu’on est bien idiot. Et si votre voisin décide de vous
imiter et de poser, lui aussi, une plume sur la balance, il passera, lui aussi
pour un idiot. Des plumes contre une enclume ! Allons… Avant de faire une
différence, il y a de la marge. Seulement voilà : je ne sais pas combien
de plumes ont été déposées jusqu’ici. Il y aura bien un moment où la plume de
quelqu’un sera celle qui fera basculer la situation… Cette simple idée suffit à
rendre celle de ne pas vous écrire intenable.
Diriger un pays, je m’en doute,
n’est pas facile. Composer avec, d’une part, les soucis terre-à-terre de vos
administrés, nos petites envies égoïstes, mais humaines, et, d’autre part, le
destin de peuples dans leur ensemble… Communiquer d’un côté avec des individus,
et de l’autre avec des systèmes, des institutions sans visage, réfléchir à
l’avenir tout en répondant au quotidien, si pressant… Voler à la fois en
rase-motte et en altitude… Je mesure l’aspect schizophrénique de votre tâche.
Et je ris jaune devant l’absurde énergie que certains de vos opposants mettent
dans tout un tas de faux procès au ras des pâquerettes, qui vous pompent
inutilement une partie de votre énergie et de votre temps.
Il doit en falloir, du courage,
pour gérer ces deux fronts sans se décourager. Du courage, je vois bien que
vous en avez. Mais vous êtes humain, et j’imagine que ce courage n’est pas
illimité. Parfois, je me demande d’où vous le puisez. D’une frustration de
longue date ? D’une solitude d’enfant ? D’un amour infini de votre
pays ? D’une fascination pour le destin des grands hommes ? Peut-être
un peu de tout ça. Et puis je me dis que, si ça se trouve, vous puisez un peu
de votre énergie auprès de ceux qui, avant, maintenant ou plus tard, vous
auront témoigné votre soutien, vous auront transmis leurs encouragements. Je
suis un de ceux-là.
Quand Roosevelt a lancé la bombe
atomique, je ne peux pas croire qu’il ait pris froidement la décision de tuer
des milliers d’innocents simplement parce qu’il savait que c’était la chose à
faire. C’est forcément une émotion, un sentiment qui lui a permis de trouver le
courage d’appuyer sur ce bouton. Peut-être a-t-il visualisé son pays envahi par
les japonais. Peut-être a-t-il imaginé sa famille dans un camp de concentration,
brûler dans une chambre à gaz, dont l’architecture aurait été transmise au
Japon par les derniers nazis obstinés.
Vous avez sans doute un des
métiers les plus difficiles du monde, en tant que preneur de décisions, en tout
cas. Il y a des culpabilités qui doivent être difficiles à gérer… Pour tant de
décisions prises, combien n’avez-vous pu en prendre ? Pour tant de
personnes sauvées par l’envoi de renforts en Afghanistan, combien n’avez-vous
pu en sauver ? Le pouvoir, c’est cruel : vous êtes puissant, mais pas
tout-puissant. Vous êtes donc impuissant… Parfois.
Si ce sont les émotions qui
rendent votre métier difficile, ce sont sans doute également des émotions qui
vous permettent de le supporter. Alors je viens provoquer votre émotion. Je
viens apporter, par cette humble lettre, le carburant dont je dispose à votre
moteur émotionnel. Peut-être suis-je un gogo dont la lettre se perdra à la Poste ou dans les méandres
de l’Elysée. Mais peut-être serai-je le 5 645ème à vous écrire,
c’est-à-dire la plume qui aura fait basculer la balance ; celui qui vous
aura donné la force, le petit coup de pied aux fesses qu’il vous manquait pour outrepasser une crainte, un défaitisme,
un pragmatisme, une logique, un intérêt qui vous aurait jusqu’ici empêché de
contacter vos collègues chefs d’état pour les convaincre d’organiser un coup
d’état en Iran.
Faîtes l’impossible, faites le
répréhensible. N’oubliez pas que les règles, la morale, n’ont de sens que si
les humains ont la liberté de les respecter. Les iraniens n’ont plus cette
liberté… Notre France s’est construit sur une révolution. Même si la plupart
d’entre nous l’ont oublié, nous sommes des révolutionnaires, des barbares, prêts
à tout casser s’il le faut. Si vous dépassez les bornes de la non-ingérence,
aucun français ne vous en voudra. Les gens ne le savent peut-être pas, mais
dans leur histoire, dans leurs réflexes, dans leur culture, ils vous
soutiennent là-dessus. Vous n’êtes pas que Nicolas Sarkozy ; vous êtes mon
représentant, et l’héritier de l’histoire de France. Ca fait un peu pompeux,
c’est lourd à porter, mais c’est vrai. Nous avons libéré les américains il y a
deux siècles. Aujourd’hui, ils dirigent en grande partie le monde. Grâce à
nous. Si nous libérons l’Iran, qui sait à l’origine de quoi nous serons ?
Et si nous ne libérons pas l’Iran… Qui sait à l’origine de quoi nous
serons ?
Je vous prie de recevoir,
Monsieur le Président, mes encouragements, mes remerciements et mon admiration."