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Slobodan le gentil dictateur
28 mai 2008

Chronique d'un blog qui ne veut pas mourir

    "Pourquoi, slobodan? Pourquoi ne pas nous laisser en paix? Après un an de silence de ta part, nous pensions que tu étais mort, et qu'ainsi, nous pourrions enfin vivre en paix! Les enfants du village recommençaient tout juste à oser sortir jouer; les femmes avaient enfin troqué l'uniforme que tu leur avais imposé - ce sac de riz en toile de jute, percé en deux endroits pour les bras et un seul pour une des jambes, afin de les empêcher de s'enfuir - contre des robes ou des pantalons, en tout cas dans des vêtements qui ne leur donnaient pas d'urticaire; pourquoi es-tu revenu?"

    C'est précisément à cause de ce relachement que j'ai décidé de me manifester de nouveau au Slobodankhstan. Je le sens bien, les gens sont désoeuvrés, il n'ont plus personne à craindre, ils errent dans la rue à cueillir des fleurs, à cultiver des légumes ou à jouer au ballon... Là où ils devraient passer leurs journées à courir dans tous les sens en poussant des hurlements terrifiés, et à se demander s'ils vont voir la lumière du jour suivant.

    Au delà du destin des Slobodanais, c'est la perspective de pouvoir me montrer cruel qui me manquait. Depuis que je suis parti, voici un an, j'ai décidé de monter une communauté en plein air d'animaux de compagnie: chiens, chats, cochons d'inde, et toute autre peluche vivante munie de quatre pattes, d'un petit museau et d'un petit coeur perméable à l'amour de son futur propriétaire. Ca prend beaucoup de temps, il y a beaucoup de décisions à prendre, bref, il y a des points communs avec la dictature. Mais tout de même, il y a des moments vécus en tant que dictateur que je ne pourrais pas revivre au sein de ma nouvelle communauté.

    Par exemple, je me souviens de cette jeune villageoise que j'avais recueillie - un des souvenirs les plus émouvants de mon règne: la malheureuse avait posé le pied sur une mine antipersonnelle, et était venue me voir, en larmes, me confier son désarroi et me demander son aide.

"Maître, maître! Je vous en prie, aidez-moi! Je suis blessée, profondément blessée!
- Que se passe-t-il mon enfant? Parlerais-tu de ce lambeau de chair pendant sur un os qui te sert de jambe droite?
- Non, Maître, mais il y a un rapport. Ce matin, pour nourrir ma mère atteinte d'un cancer en phase terminale, je suis allé, comme chaque matin, dans la forêt ramasser des champignons venimeux et avariés - les seuls que vos troupes royales nous laissent pour nous nourrir.
- Avant de te laisser continuer, mon enfant, je te rappelle que si j'ai fait ramasser tous les champignons sains de la région, c'est à cause des retombées radioactives de l'essai nucléaire que j'ai fait effectuer au-dessus de ton village. Je trouvais inhumain de te laisser, à toi et à ta famille, un espoir de survie en te permettant de te nourrir, alors que, de toute évidence, vous êtes tous condamnés. Que ne m'aurait-on dit, si je vous avais fait vivoter en vous nourissant sainement! J'entends d'ici la critique de la communauté internationale: "gnagnagna, Slobodan se moque du monde en faisant mine de s'occuper de sa population, gnagnagna, il joue les père noël en les nourissant, alors qu'il les irradie un jour, avant de les exploiter le lendemain dans son camp de travail, gnagnagna, nous on applique les droits de l'homme, gnagnagna, nous on est des tapettes, gnagnagna." Non, moi, je suis quelqu'un de droit. On peut dire ce que l'on veut de ma personne, mais pas que je serais capable de mentir à mes protégés. Vous êtes pour la plupart irradiés à un niveau qui ne vous permettra pas de survivre à la nouvelle année, ce n'est pas moi qui essayerais de faire de la désinformation en vous faisant croire qu'il vous reste une chance. De toutes façons, je serais bien idiot d'essayer de vous duper, puisqu'il vous suffit de vous regarder dans la glace et de compter vos affreuses pustules pour réaliser que vous n'en avez plus pour longtemps.
- Je sais tout cela, Maître, vous faites beaucoup pour nous, et tous mes cousins ont conscience de votre immense générosité -le plus jeune, Vincent, me le disait encore ce matin, juste avant de cracher un gros caillaux de sang et de mourir-; je ne mentionnais les champignons venimeux que par souci du détail.
- Brave petite. Poursuis donc.
- Eh bien voilà: en me penchant pour en attraper un beau (il avait trois têtes et deux jolis boutons jaunes et verts sur la tige), mon pied s'est posé sur une mine anti-personnelle, avec, entre autres, la conséquence que vous voyez.
- Je le vois, en effet. Et donc?
- Il y a une chose que mon orgueil ne supporte pas. C'est que les mines, pour lesquelles nous n'avons déjà que peu de sympathie, se permettent d'être aussi anti-personnelles. Je vous jure, Maître, que vous n'avez pas idée de ce que c'est, de se faire exploser une jambe sans la moindre considération, comme si l'on était anonyme, comme si l'on n'existait pas. C'est un contact très impersonnel. Je me sens humiliée.
- Je comprends, mon enfant. Ton histoire m'a ému. Aussi, je te promets de faire retirer toutes les mines anti-personnelles de notre territoire, jusqu'à la dernière! Dorénavant, chaque mine sera personnalisée. Avant d'exploser, l'engin pourra détecter, à l'aide d'un petit implant posé à la naissance, l'identité du propriétaire du pied qui l'aura enclenché. Ainsi, son nom retentira intelligiblement avant l'explosion, évitant ainsi toute vexation.
- Merci, Maître. Je vous aime.
- Ah non, tu te trompes, petite. Ce n'est plus "je vous aime" qu'il faut me dire pour me saluer.
- Ah bon? Ca a changé?
- Oui, la semaine dernière. Tu ne l'as pas lu au Journal Officiel?
- C'est que, mon Maître, nous n'avons pas accès à la presse ni aux librairies, ni aux bibliothèques, dans notre village. Et de toutes façons, notre vue est devenue trop mauvaise à cause des glaucômes, qui apparaissent dès 12 ans. Comment faut-il donc vous saluer, désormais?
- "Je vous aime, Maître."
- Je vous demande pardon, Maître. Pouvez-vous me rappeler les modalités d'expiation des fautes? S'agit-il toujours du suicide par choc céphalique mural?
- Non, Dieu merci, nous avons assoupli cette disposition. Tu as désormais la possibilité d'opter pour une autre méthode. Tu vois ce puits?
- Oui, Maître.
- Au fond se trouve une dizaine de pics rouillés et enduits d'acide, qui t'offriront une mort flamboyante.
- Oh, merci, Maître! Je vous aime, Maître."

    Je me souviens encore de la joie de cette petite, rampant en direction du puits, son visage pustulé recouverts de larmes de gratitude. Ce sont là des choses que l'on ne vit plus, quand on a quitté le trône. Evidemment, je pourrais tout à fait miner un champ de patates et lâcher quelques lapins en attendant la pluie de poils et de sang. Mais le lapin ne geint pas - ou alors, très peu-, ce qui rend l'événement un peu plat. Le lapin miné est à la victime ce que la soirée de la palme d'or à Cannes est aux cérémonies de remise de prix dans les festivals de film.

    Bref, tout ça pour dire que la dictature me manque. Pour autant, je sais l'énergie que prend la cruauté à temps plein; aussi, je ne vous promets pas d'être aussi présent que lors de mon précédent règne, mais je jure devant moi-même que plus jamais je laisserais mes ouailles livrée à elles-mêmes, sans raison de mourir.

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